Morbier et Morez
Des Conditions Géographiques et Sociales Particulières

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Morbier et Morez sont deux villages du Jura qui se touchent. Ils sont situés à une dizaine de kilomètres de la frontière Suisse et à 28 kilomètres de Saint-Claude, maintenant sous-préfecture, et célèbre au Moyen Âge pour son abbaye qui était propriétaire de toute la région. Quant au village de Foncine-le-Haut, que nous évoquerons également, il se situe à vol d'oiseau à une quinzaine de kilomètres au nord de Morez.

A 700 m environ d'altitude, Morez est enfoncé dans une vallée assez étroite, au fond de laquelle court la Bienne, cours d'eau de taille moyenne mais qui jouera un rôle important dans le développement économique de la région.

Morbier, surplombant Morez, ne jouit pas de ce cours d'eau mais bénéficie d'une meilleure exposition.

Vue du village de Morez, vers l'est

Au XIXe siècle la population du canton de Morez passe d'environ 10 000 à 15 000 personnes.

Les deux villages sont entourés de plateaux boisés situés à une altitude moyenne de 1000 m environ. L'hiver y dure plus de 6 mois dans l'année et y est particulièrement rude. Pour aggraver la situation, le sol est pauvre, caillouteux, en pente et donc peu exploitable. Au XIXe siècle, seulement 1/5e de la superficie des alentours peut être cultivée, avec des rendements si médiocres qu'il est nécessaire d'importer la grosse majorité des céréales consommées.

Au premier plan, Morbier autour de son église.
Au fond, Morez. Vue vers l'est.

Par contre, ces plateaux autorisent une activité pastorale importante. Ceci attira quelques familles au XVIIe siècle, qui commencèrent à peupler la région. Au siècle suivant, l'élevage des vaches s'accompagne d'une production fromagère en plein essor. Celle-ci se concentre alors sur le gruyère, dont la technique de fabrication est arrivée de Suisse vers 1630.

 

L'activité pastorale permet, entre les traites du matin et du soir et le soin aux animaux, de consacrer une partie de la journée à une autre activité. De plus ce sont souvent les femmes qui s'occupent des bêtes, laissant les hommes et les enfants au travail des champs ou à l'exploitation de la forêt. En effet, celle-ci est très abondante et permet aux habitants de compenser par des exportations de bois ce qu'ils doivent importer en céréales.

Au-delà de cet espace rural, l'exploitation de l'énergie hydraulique de la Bienne et de ses affluents va attirer nombre de petits entrepreneurs. Car les cours d'eau exploités grâce à des roues à augets fournissent l'énergie pour souffler l'air dans les forges, battre le fer, actionner les tours et les scies. Une centaine d'établissements hydrauliques principaux sont ainsi recensés dans le canton de Morez en 1822 [C0029, p. 50]. Au XVIIIe siècle, l'abbaye de Saint-Claude fournit des acensements - droits d'exploitation à perpétuité sans droits de propriété - pour que s'installent des moulins sur tous les cours d'eau.

A la fin du XVIIIe, la population qui a triplé en un siècle, est donc essentiellement composée d'une part de paysans vivant de l'élevage, du fromage, de l'exploitation de la forêt et de la fabrication de clous, et d'autre part d'artisans exploitant les cours d'eau.

Le nombre d'habitants continue à augmenter durant le XIXe siècle, créant une pression sur les lopins de terre, morcelés à chaque héritage, et qui n'ont plus alors une taille suffisante. Bien qu'en général en France, cette pression se traduise par une émigration vers des régions moins peuplées et un exode rural important, la population de l'espace rural haut jurassien reste stable durant tout le siècle pendant que des villages comme Morez croissent de façon significative.

Population de Morbier et Morez au XIXe siècle [C0029]

.De fait, malgré les difficultés liées à l'accroissement de la population, les habitants se refusent à l'exil. Les raisons de cet attachement à la terre d'origine semblent multiples. Dans sa thèse, Jean-Marc Olivier évoque d'une part la structure des héritages qui favorisent les enfants vivant sous le même toit, d'autre part la dispersion des habitations qui soude les familles dans un même hameau. En effet, pendant les longs mois d'hiver, chaque hameau est quasiment isolé du reste du monde par la neige et des chemins impraticables. Dans un tel environnement, les mariages consanguins sont nombreux ainsi que les hameaux patronymiques - dont les habitants portent tous le même nom !

Malgré le morcellement inéluctable de la terre et la réduction de la taille des exploitations, les paysans n'émigrent pas, mais se tournent vers la pluriactivité pour pouvoir se maintenir sur leur terre.

Pluriactivité et apprentissage progressif de la maîtrise du fer

La population rurale du canton de Morez recherche donc d'autres moyens que la terre pour subvenir à ses besoins. Profitant de leur richesse forestière, les paysans ont depuis longtemps fabriqué des objets en bois pour le marché local. Mais à la fin du Moyen Âge, la production s'oriente vers les tavaillons, sortes de petites planchettes servant à confectionner les toitures ou à recouvrir les murs.

Ces tavaillons se fixent avec une multitude de clous que les paysans se mettent également à fabriquer dans de petites forges domestiques. Bien que des forges plus importantes et des martinets soient installés le long des cours d'eau et en particulier de la Bienne, une multitude de petites forges et clouteries apparaissent dans le monde paysan, caractérisant la région de Morez au XVIIIe siècle.

Ces petites forges étaient construites près des maisons d'habitation, légèrement à l'écart pour limiter les risques d'incendie. Elles sont parfois partagées par plusieurs propriétaires pour en réduire les coûts, tout particulièrement en combustible. Tous les membres de la famille y travaillent, y compris les enfants à partir de l'âge de 12 ans, ainsi que parfois des chiens qui fournissent de l'énergie au soufflet de la forge en courrant dans un tambour. Pratiquement tous les cloutiers sont également paysans. En générant un revenu complémentaire, cette double activité leur permet donc de rester «au pays» et de faire face à la croissance démographique.

Il est tout à fait remarquable que les techniques liées au travail du fer puis de l'horlogerie se soient répandues si aisément dans le monde paysan des plateaux du haut Jura. Pour l'expliquer, il faut noter plusieurs caractéristiques de la population de cette région au XVIIIe siècle :

  • Un niveau d'instruction et d'alphabétisation très sensiblement supérieur à la moyenne, y compris en monde rural.

  • Une ouverture d'esprit et un désir d'entreprendre.

  • La nécessité de faire face à la pression démographique sur la terre qui fait que les exploitations agricoles sont de plus en plus petites et morcelées.

  • La nécessité d'activités complémentaires, en particulier durant les longs mois d'hiver.

Dans le même temps, dans la vallée, l'exploitation de la Bienne continue. Mais elle ne rend pas possible l'installation de grandes forges, du fait de l'insuffisance de son débit et de son enneigement qui nécessite un arrêt de plusieurs semaines pendant l'hiver. Par contre, tout un réseau de fournisseurs et de marchands se développe qui établissent les liens commerciaux nécessaires entre les paysans-cloutiers et le reste du monde.

Notons également qu'entre 1792 et 1800, les habitants de Morez travaillent beaucoup pour l'armement, pour fabriquer en particulier des platines de fusils, pièces métalliques auxquelles adhère le mécanisme de percussion. Un «comité de surveillance» est créé pour contrôler le travail des «ouvriers», puisque ceux-ci travaillent chez eux. Cela permet à nombre de jeunes moréziens de ne pas être enrôlés sur les champs de bataille, étant affectés à la fabrication des armes plutôt qu'à leur utilisation sur le front [B0023]...

Bataille de Valmy - 20 septembre 1792
Détail d'une peinture de J.-B. Mauzaisse [A0014]

Au début du XIXe siècle, une nouvelle technique de fabrication de clous apparaît: la transformation, «à froid», d'un fil de fer en clous. Cette technique, impraticable par les paysans du haut Jura, leur crée une concurrence irrésistible. Ils se tournent alors vers une activité plus rémunératrice : l'horlogerie. Mais ce passage à l'horlogerie, qui s'étale de 1750 à 1850, n'est possible que parce que la clouterie a enraciné des modes de vies basés sur la pluriactivité, et a permis de répandre les techniques liées au travail du fer.

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Dernière mise à jour de cette page : 11/12/2010